Oubliée depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre territoriale a fait son grand retour en Europe depuis l’invasion ordonnée par Vladimir Poutine de l’Ukraine.
Contrairement aux guerres non conventionnelles et civiles que nous connaissions dans le monde depuis la chute du mur de Berlin, le cadre juridique est cette fois bien plus clair.
La Russie a violé la souveraineté de l’Ukraine en intervenant militairement sur son territoire. La Russie en tant qu’agresseur a attaqué l’Ukraine un agressé, afin de lui dicter son avenir en y installant un gouvernement fantoche. Ainsi la souveraineté du peuple Ukrainien et son droit à l’auto-détermination n’ont, selon la lecture russe du droit international, de légitimité que tant qu’ils correspondent aux ambitions impérialistes de Vladimir Poutine. Si le peuple ukrainien venait à contester ces ambitions, ce serait pour le gouvernement russe un motif suffisant pour déclencher une guerre.
Il va sans dire, mais il est tout de même utile de le rappeler, que l’argument utilisé par Vladimir Poutine pour justifier cette agression, un prétendu génocide des populations de la minorité russophone en Ukraine, est fallacieux. La Cour internationale de justice a pu en effet affirmer sans difficulté qu’il est évident qu’aucun génocide n’est commis en Ukraine contre la minorité russophone dans sa décision du 16 mars 2022.
Ainsi ce n’est pas uniquement des oppositions de vue sur l’intégration ou non de l’Ukraine dans un système de défense différent de celui historique, ayant existé jusqu’au 31 décembre 1991 – encore que celui-ci n’ait jamais eu de sanction démocratique –, mais bel est bien une opposition entre deux systèmes de valeurs.
Du côté de l’agresseur, un modèle tourné sur la violence comme outil d’autorité, où certains observateurs croient découvrir un modèle apte à remettre en cause l’ordre libéral. Du côté de l’agressé, nous l’avons vu, des principes d’autodétermination et de souveraineté démocratique classiques. Ces dernières valeurs sont celles issues de la pensée philosophique européenne, proclamées au fil des révolutions et dont l’universalité est consacrée par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Toute attaque à ces valeurs concerne chaque européen, et ne leur défense n’a pas lieu de s’arrêter à la frontière entre l’Union européenne et l’Ukraine. Accepter une remise en cause de celles-ci sous prétexte que le théâtre d’opération ne soit pas de notre côté de la frontière serait abdiquer leur caractère universel et donc leur fondement intime, l’égale dignité des humains.
A cette exigence naturelle de soutien, l’agresseur répond par le spectre de l’arme atomique pour dissuader tout soutien direct ou indirect à l’agressé. Il est dès lors nécessaire de remettre en place l’équilibre inhérent à la dissuasion nucléaire, qui présuppose un soutien déterminé de l’ensemble des partenaires de sécurité transatlantique, afin d’organiser une assistance militaire conventionnelle à l’Ukraine, dont la survie est un gage indispensable à la survie de la démocratie européenne.
Le retour de la dissuasion atomique, un prérequis à la sortie de guerre
Ainsi un rééquilibrage dans les politiques de dissuasion nucléaire semble le préalable indispensable à tout soutien militaire à l’Ukraine, notamment par la mise en place rapide d’une zone d’exclusion aérienne. L’autorité de la violence étant l’apanage de l’agresseur, il convient toutefois que ce rééquilibrage s’inscrive dans les contours du Droit.
Cadre juridique de la dissuasion atomique
L’ordre juridique international ne possède de prime abord aucune norme relative à l’usage de l’arme atomique, les seules conventions spécifiques étant des traités de désarmement. Pas de coutume internationale à l’horizon : les puissances nucléaires n’ont jamais accepté d’idée d’impératif juridique dans leurs rapports à l’arme atomique. Toutefois le droit humanitaire apporte certaines précisions, notamment au titre de la protection des populations civiles. L’alinéa 2 de l’article 51 du premier protocole additionnel à la Convention de Genève rappelle que la violence ou la menace de violence contre les populations civiles sont interdites aux belligérants. A ce titre, les attaques sans discriminations entre civils et militaires sont également interdites. Dès lors, il est d’usage de considérer que l’usage d’armes de destruction massive est interdit, la menace de les employer également. Plusieurs pays estiment à ce titre que l’usage ou la menace d’user d’armes atomiques seraient interdits. Cependant aucun des pays en disposant ou étant autorisé à en disposer ne soutient cette interprétation restrictive. La Cour internationale de Justice, dans son avis consultatif du 8 juillet 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, rendu sur requête de l’Assemblée générale des Nations Unies, a rappelé que « ni le droit international coutumier ni le droit international conventionnel ne comportent d’interdiction complète et universelle de la menace ou de l’emploi des armes nucléaires en tant que telle » (p. 266) dès lors que les conditions de l’article 51 du Protocole additionnel à la Convention de Genève étaient garanties. La difficulté de s’assurer de telles garanties rendrait son usage a priori contraire au droit humanitaire, mais selon le contexte, la question demeure ouverte, notamment lorsque la survie de l’État l’employant serait en jeu.
La dissuasion atomique, préalable indispensable au rétablissement de la paix en Ukraine
Ici les menaces proférées par Vladimir Poutine ne visent pas tant le territoire ukrainien, que quiconque qui viendrait à lui porter assistance. Au-delà de la zone d’ombre sur la légalité de cette menace en l’absence de garanties apportées quant au respect de la Convention de Genève, celle-ci ouvre la voie de la légitime défense et de la question de la survie de l’État subissant ces menaces, c’est-à-dire l’ensemble des États du bloc occidental. La menace de représailles atomiques suite à la menace à peine voilée de Vladimir Poutine d’en user est dès lors non seulement légalement justifiée mais également politiquement nécessaire. Depuis la Guerre froide, l’humanité vit sous la menace de s’autodétruire un jour ou l’autre en raison d’un conflit nucléaire. Dans cette période de l’Histoire ainsi ouverte, des exemples d’échauffements ayant débouché sur des menaces d’emploi de l’arme nucléaire se sont présentés, notamment la célèbre crise de Cuba. Pendant une semaine la population mondiale a vécu dans la peur d’une destruction immédiate et totale. L’Histoire y a également appris que lorsque deux camps se menacent mutuellement de se détruire, le fait que les deux soient prêtes à user de l’arme atomique les forces à la discussion et à la désescalade apparaissaient.
Cette normalisation de la situation exige donc paradoxalement que la partie menacée menace à son tour d’user de l’arme nucléaire afin qu’un équilibre de pouvoir rende la discussion égalitaire, et puisse aboutir à un résultat convenable pour les camps opposés. Bien loin de la caricature et de l’absence de nuance, le sang-froid à conserver en ce type de situation impose donc d’être capable de maîtriser le niveau de pression appliqué en retour, plutôt que de capituler devant la prétention adverse, et cela est encore plus vrai lorsque celle-ci est illégitime.
Comment aider militairement l’Ukraine ?
A cette fin, se pose la question de la frontière juridique entre soutien et participation au conflit, afin de choisir le niveau d’aide adapté à apporter à l’Ukraine.
Cadre juridique du soutien militaire à un pays en guerre
Depuis la mise en place de la Charte des Nations Unies, la notion de neutralité telle que définie par la Convention du 18 octobre 1907 sur les Puissances neutres en cas de guerre sur terre (5e Convention de la seconde conférence de La Haye) a été très largement révisée par l’usage international. Le conflit armé devenu, sauf hypothèse, illégal, la communauté internationale a toujours accepté d’apporter un soutien au pays agressé, consacrant un statut hybride entre neutralité et guerre, tout en étant couvert par la notion de pays neutre au sens de la Convention de La Haye.
La zone d’ombre subsistant concerne le soutien que l’on peut accorder sans être considéré comme belligérant soi-même. Ainsi si la livraison d’armes est toujours acceptée comme mesure de soutien non-belligérant, et quelle que soit leur nature, offensive ou défensive, un soutien logistique concret comme le ravitaillement ou la mise à disposition d’aérodromes sur son territoire souverain afin de conduire des frappes contre l’ennemi pourraient selon les auteurs relever d’actes de guerre. Il convient ici de s’interroger plus ouvertement sur le niveau d’honnêteté du gouvernement de Vladimir Poutine qui menace la Roumanie de représailles si elle met à disposition ses installation aériennes pour l’aviation ukrainienne, alors que la Biélorussie procède à des actions identiques de l’autre côté, sans pourtant que cela ne soit considéré par lui comme des actes de guerre, juste un soutien à une « opération spéciale » !
Au-delà du statut de l’État livrant les armes, le fait de les livrer est lui-même encadré par le droit international. Ainsi quand bien même les États-Unis ou la Russie ne sont pas partie au Traité sur le commerce des armes de 2013, la plupart des États européens, dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France le sont. Ils se sont engagés à ne pas autoriser la livraison d’armes s’ils ont « connaissance, au moment où l’autorisation est demandée, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels il est partie ». Ainsi même s’il est clair qu’en filmant des prisonniers de guerre russes, le gouvernement ukrainien contrevient aux Conventions de Genève, les armes livrées ne sauraient avoir pour objet de servir à procéder à cette propagande, aussi illégale soit-elle.
Armes et zone d’exclusion aérienne, un impératif pour protéger le droit international
La nature des violations du droit humanitaire effectuées par l’agresseur implique au contraire un impératif moral dans la livraison d’armes à l’agressé. Il convient ici de rappeler le peu de souci de tout droit humain dont fait preuve le gouvernement russe. Selon un décompte de mars 2022, la Fédération de Russie a été condamnée plus de 290 fois par la Cour européenne des droits de l’Homme en raison des méthodes militaires employées par Vladimir Poutine en Tchétchénie. Dans le cadre de l’arrêt Abdulkhanov c. Russie du 3 octobre 2013, le gouvernement russe a lui-même concédé l’incompatibilité de sa doctrine militaire avec le respect de la Convention : l’armée russe agit, les droits humains sont violés. C’est le constat également partagé par les condamnations du même pays lors de l’invasion de la Géorgie.
Il existe un discours visant à refuser la livraison d’armes car cela prolongerait les souffrances induites par la guerre. Mais quel est ce cynisme ? Il conviendrait alors de favoriser l’agresseur afin qu’il atteigne ses objectifs au plus vite ? Ce n’est pas un délit de vouloir jouir des droits et libertés fondamentales, de vouloir que sa nation puisse déterminer son avenir. Ces aspirations légitimes méritent un soutien ferme, résolu, basé sur l’universalisme des valeurs portées par nos sociétés et fondé dans le droit de la part de tout État attaché à l’idée de liberté.
Le pacifisme demeure en tout état de cause la seule position moralement défendable. La guerre est relève de l’agresseur, et est un état de fait qui n’a été voulu que par Vladimir Poutine. Lui est responsable du décès des jeunes conscrits russes, qui auraient dû au contraire bénéficier de la protection du gouvernement russe. Lui est responsable de la mort des citoyens ukrainiens pris dans les flammes d’un conflit illégitime et inhumain. La paix ne passera que par le rétablissement de la souveraineté pleine et entière de l’Ukraine sur son territoire, sur le respect au droit à l’autodétermination de ses citoyens, et pour cela il faut donner les moyens à l’armée ukrainienne de défendre les droits et libertés de ses citoyens, sans quoi les nôtres n’auraient pas de sens.
Maintenant que, suite à la décision de la Cour internationale de justice du 16 mars 2022, prise au visa de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Russie a une obligation juridique d’arrêter toute opération militaire sur le territoire ukrainien sans délai, il est temps de faire adopter par l’Assemblée générale des Nations Unies une résolution visant à soutenir l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne, sur le fondement de la résolution Acheson (résolution « Union pour le maintien de la paix »). Cette résolution donne compétence à l’Assemblée générale d’adopter des résolutions visant à suggérer toute mesure utile pour mettre fin à une menace pour la sécurité mondiale, dès lors que le Conseil de Sécurité a failli à sa mission de maintien de la paix, ce qui est le cas aujourd’hui du fait du véto russe, comme ce fut le cas hier du fait du véto soviétique.
Une telle zone est, dans un premier temps, la seule à même de garantir de réels corridors humanitaires, de limiter les bombardements sur les civils et d’éviter que les 2.000 à 3000 décès de civils documentés par le gouvernement ukrainien depuis le début de l’invasion (sans que toutefois une documentation indépendante par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme n’ait à ce jour été possible), ne se transforment en 350.000 décès documentés comme en Syrie du fait de l’inaction de la communauté internationale. L’article 51 de la Charte des Nations-Unies garantit par ailleurs un droit de défense légitime à tout État agressé, et celle-ci peut être collective. Ce droit ne prend fin que lorsque les Nations-Unies sont à même de prendre des mesures efficaces pour garantir la paix ce qui est loin le cas ici. L’établissement d’une zone d’exclusion aérienne est demandé par l’Ukraine, sur son propre territoire au titre des mesures de légitime défense collective qu’elle entend prendre. Elle dispose encore de toute souveraineté sur son espace aérien au titre du droit international, quand bien même celui-ci serait violé de la façon la plus large qui soit par l’agresseur russe. L’Ukraine demande que des États tiers assurent en son nom cette souveraineté afin de garantir sa défense légitime.
La conjugaison de la souveraineté ukrainienne sur son espace aérien et de la compétence des Nations Unies pour le maintien de la paix militent en faveur de la mise en place de cette zone d’exclusion aérienne. Il ne s’agit pas ici de combattre l’armée russe, de bombarder les conscrits russes, mais de prévenir des crimes de guerre commis sur les populations civile, et de chasser de l’espace aérien d’un pays souverain des aéronefs de guerre qui n’y sont pas autorisés par cet État. Cette défense de la souveraineté aérienne de l’Ukraine est un prérequis à toute résolution équitable du conflit, à conjuguer avec la menace d’emploi de l’arme nucléaire en conformité avec la doctrine d’usage de celle-ci. Tout accord légitime nécessite un équilibre des parties dans la phase des négociations, et tout accord de paix nécessite de répondre aux violations du droit international et des droits humains imposés unilatéralement par Vladimir Poutine de façon déterminée, avec le soutien de l’ensemble des partenaires de sécurité transatlantique. C’est, malheureusement, seul que le gouvernement russe a placé son pays dans une impasse, isolé de la communauté internationale. L’impasse concerne toutefois également les démocraties libérales du fait de leur gestion de la crise jusqu’à ce jour ! Le but de la communauté internationale doit être d’obtenir des négociations de paix rétablissant les frontières souveraines de l’Ukraine, tout en permettant la réadmission de la Russie dans le concert des Nations à long terme. Cet équilibre semble toutefois impossible à ce jour tant que Vladimir Poutine sera à la tête de la Russie, en ce qu’il semble s’inscrire dans une réalité qui lui est propre, distincte de celle de tout autre. Pour résoudre le conflit, une escalade calculée de la part de la Communauté internationale, est un prérequis nécessaire, comme démontré par la crise cubaine, afin d’éviter en fin de compte le déclenchement d’une guerre majeure. La Russie a positionné à Kaliningrad des missiles Iskander, aptes à atteindre l’ensemble des métropoles européennes sans que l’on puisse efficacement les mettre en échec à ce jour.
Les partenaires transatlantiques ont déjà commis une erreur importante en excluant la possibilité d’emploi de troupes au sol en Ukraine, pavant le chemin aux ambitions déraisonnables du gouvernement russe. Il convient donc de ne pas commettre la seconde erreur : laisser le bénéfice de la dissuasion atomique entre les mains seules de Vladimir Poutine. Des limites claires et crédibles doivent lui être opposées, si besoin, la dissuasion atomique, et l’impasse sur une zone d’exclusion aérienne ne saurait donc pas être faite. Sans cela une escalade incontrôlée du conflit demeure ouverte, et une action des personnes, qui dans l’appareil gouvernemental russe, demeurent attachées aux droits et libertés fondamentales, destinée à mettre en minorité Vladimir Poutine, invraisemblable, alors qu’elle est aujourd’hui indispensable. La date du 24 février 2022 risque dans le cas contraire d’être inscrit dans les livres d’Histoire comme le début d’une ère ayant mené au déclenchement d’une Troisième Guerre mondiale, et la paix que l’Occident entendait défendre n’aura été qu’un instrument de préparation d’une guerre pire encore. L’apaisement face à un agresseur autocrate a déjà échoué, et a précipité l’Europe au bord du gouffre. Le souvenir des accords de Munich devrait sonner comme un avertissement !